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Publié dans le magazine PME, écrit par Isabelle Tasset

L'agence digitale fribourgeoise a adopté en 2007 la méthodologie Scrum, qui s'inspire fortement du rugby. Avec sa hiérarchie plate et une grande autonomie des employés, la PME croßt de 20% par an et vole de succÚs en succÚs.

C'est avec une moisson de bonnes nouvelles que Liip, affichant prĂšs de 12 millions de Chiffre d'affaires, a cĂ©lĂ©brĂ© l'arrivĂ©e du printemps: contrat de 2 millions de francs pour la rĂ©alisation du portail open data de la ConfĂ©dĂ©ration, mandat de l'UEFA, de sept.info, de Sel des Alpes
 et deux nouvelles mĂ©dailles obtenues au Best Swiss Web 2015 qui viennent s'ajouter aux 18 prĂ©cĂ©dentes. Et cela, tout en veillant au bien-ĂȘtre de ses collaborateurs, comme en tĂ©moigne sa 6e place de meilleur employeur romand, catĂ©gorie PME, rĂ©cemment attribuĂ©e par le magazine Bilan.

«Dés le début, j'ai souhaité une entreprise alignée avec mes valeurs», explique Gerhard Andrey, cofondateur. Si l'humain est placé au centre depuis sa fondation en 2001, encore fallait-il trouver la bonne organisation. AprÚs quelques tùtonnements, dont une tentative de salaire unique en 2006, Liip opte pour une organisation agile selon la méthodologie Scrum en 2007, à l'image des pionniers tels Salesforce ou Spotify. Le concept, inspiré du rugby, veut que les développeurs et le client foncent tel un essaim interactif et soudé vers l'objectif.

IntĂ©rĂȘt de Scrum pour le client: faire Ă©merger les meilleures solutions tout au long de l'Ă©laboration du logiciel. Une crĂ©ativitĂ© que Scrum stimule et cadre. L'Ă©quipe, de 8 a 15 personnes chez Liip, tronçonne le projet en modules (epics) suffisamment petits pour ĂȘtre rĂ©alisĂ©s par un sous-groupe (squad), sur des pĂ©riodes courtes d'une ou deux semaines (sprint). Ce dĂ©coupage, effectuĂ© avec le client, permet de vĂ©rifier l'adĂ©quation du projet aux besoins et, si nĂ©cessaire, de le rĂ©ajuster des le dĂ©part.

Ensuite, chaque sprint donne lieu a une réunion: ainsi, quasiment chaque semaine, le client et les développeurs peuvent pointer des blocages, suggérer des améliorations. Enfin, la déclinaison en modules indépendants donne au projet une architecture souple qui facilite d'éventuelles modifications ultérieures. «Grùce à ces itérations constantes avec le client, on ose essayer, on vise des solutions élégantes. On va aussi a l'essentiel, car chaque pas est suivi de prés. Cela nous rend plus performants», estime Laurent Prodon, scrum-master de l'équipe de Lausanne. Voilà pour la partie visible de Scrum.

Car en coulisses, c'est toute l'organisation de l'entreprise qui est bouleversĂ©e par une des valeurs clĂ© de l'organisation agile: l'autonomie. Les Ă©quipes, par exemple, fonctionnent comme de petites start-up: elles sĂ©lectionnent les appels d'offres, y rĂ©pondent, Ă©tablissent le contrat et rĂ©alisent le projet. Le tout de maniĂšre collĂ©giale et donc sans chef, puisque ce titre n'existe pas. Seul se distingue le scrum-master, chargĂ© de lever les obstacles et d'assurer l'harmonie relationnelle. L'autonomie accordĂ©e est donc extrĂȘme. Mais pas illimitĂ©e: en cas de baisse de rĂ©gime, un membre de la direction assure un coaching, seule concession faite a la hiĂ©rarchie plate annoncĂ©e.

Autonomie et solidarité

L'autonomie est fortement mùtinée de solidarité chez Liip. «Ces équipes ne sont pas des centrés de profit, prévient Gerhard Andrey. Les résultats financiers sont consolidés. S'il y a récompense, c'est pour tout le monde ou personne.» Ce qu'il faut parfois réexpliquer, lorsqu'une équipe valeureuse réclame un bonus. «Rien n'est jamais acquis. Si deux mois plus tard l'équipe perd son principal client, elle bénéficie de cette solidarité», souligne-t-il. Et puis de préciser que la redistribution intégrale des bénéfices, telle que pratiquée par Liip, permet l'octroi d'un 14e salaire, voire d'un 15e, ce qui réduit d'autant les dividendes versés aux fondateurs-actionnaires. Chez Liip. le mérite, ce n'est pas uniquement l'argent.

Alors. d'ou vient la motivation? Toujours de l'autonomie. «Nous partons du principe que nous avons engagĂ© des gens capables et que tout le monde a envie d'ĂȘtre bon. Puis nous les laissons faire», explique Nadja Perroulaz qui, en tant que cofondatrice. sait que ses interventions peuvent casser un Ă©lan ou Ă©touffer une idĂ©e. «Ce n'est pas toujours facile de rester en retrait lorsque l'on dĂ©sapprouve la solution choisie par l'Ă©quipe, avoue Gerhard Andrey. On se dit j'ai de l'expĂ©rience, j'ai raison! Puis on tempĂšre et on leur fait confiance! Finalement, on est obligĂ© d'ĂȘtre patient et on se retient de donner son avis.» VoilĂ  le prix Ă  payer pour contourner le management classique top-down abhorrĂ© par les fondateurs.

Et en cas d'échec? «Nous constatons que nos collaborateurs viennent vers nous lorsqu'il le faut. Et nous ne personnalisons pas l'échec. Nous faisons plutÎt en sorte que les erreurs émergent vite pour pouvoir les surmonter et en tirer un apprentissage le plus rapidement possible», souligne Nadja Perroulaz. Là aussi, il s'agit avant tout de rebondir avec agilité.

Du coup, le maĂźtre mot est participation. Chaque dĂ©veloppeur prĂ©sente lui-mĂȘme le rĂ©sultat de son travail au client. «La comprĂ©hension mutuelle est meilleure. Le lien entre le succĂšs ou l'Ă©chec est transparent. C'est une maniĂšre de donner la prioritĂ© au travail accompli», estime Gerhard Andrey. Et c'est ainsi que l'autonomie fait appel Ă  la responsabilitĂ© de chacun, autre point clĂ© de cette organisation. Un schĂ©ma qui peut toutefois conduire Ă  des moments de vĂ©ritĂ© un peu abruptes, comme lorsqu'un jeune webdesigner de 21 ans a dĂ©moli sans trop de cĂ©rĂ©monie la vision d'un client important, portĂ©e par un manager expĂ©rimentĂ© un peu surpris. Mais l'expertise du webdesigner Ă©tant de notoriĂ©tĂ© publique, son point de vue a pu ĂȘtre reçu par le client sans dommages pour la suite.

Livrer ses Ă©tats d'Ăąme

Le concept de participation, chez Liip, va lui aussi trĂšs loin. C'est ainsi que les 15 personnes du team de Lausanne peuvent participer au dernier entretien d'embauche d'un Ă©ventuel nouveau collĂšgue. Elles ont pu aussi visiter les futurs locaux avant la signature du bail. Sans oublier le questionnaire mensuel qui permet Ă  chacun de livrer ses Ă©tats d'Ăąme. «MĂȘme si c'est parfois un peu lourd, nous fonctionnons comme une petite dĂ©mocratie. Tout le monde se sent impliqué», reconnaĂźt David Jeanmonod, autre scrum-master de l'Ă©quipe vaudoise. Cela suppose surtout un solide esprit d'initiative. L'ouverture du bureau de Saint-Gall en est un exemple. «Le comitĂ© de direction a pris cette dĂ©cision en un week-end, en mai de l'annĂ©e derniĂšre. Le lundi matin, un mail m'informait d'une inauguration prĂ©vue pour le 1er juillet, explique MĂ©lanie Meyer Martena, basĂ©e Ă  Fribourg et visiblement encore un peu surprise de la soudainetĂ© du message. C'Ă©tait Ă  mes collĂšgues de l'administration et Ă  moi d'anticiper toutes les choses Ă  faire, d'Ă©tablir un planning, de rĂ©partir les tĂąches.» RĂ©sultat, en six semaines, l'objectif Ă©tait atteint. Ce qui permet Ă  Gerhard Andrey d'affirmer avec une certaine dĂ©contraction: «La sociĂ©tĂ© peut grandir de 20 Ă  25% par an, sans que nous le ressentions!»

Corollaire indispensable: «Il faut avoir envie d'ĂȘtre autonome. Si une nouvelle recrue attend qu'on lui dise quoi faire, cela se repĂšre vite et l'intĂ©gration ne se fait pas», indique MĂ©lanie Meyer Martena qui, en sept ans chez Liip, a pu le remarquer. Du coup, le cursus d'un collaborateur importe moins que son potentiel. MĂ©lanie Meyer Martena avait, Ă  son arrivĂ©e, une formation de base de couturiĂšre. «Les gens ont souvent des barriĂšres dans la tĂȘte. S'ils le veulent, notre organisation leur permet de s'Ă©panouir», note Nadja Perroulaz. Et de citer l'exemple de BenoĂźt Pointet, ex-photographe devenu dĂ©veloppeur puis spĂ©cialiste en User Experience. A force de formations accĂ©lĂ©rĂ©es et de tĂ©nacitĂ©, il a Ă©tendu cette prestation sur la Suisse romande. Liip soutient d'ailleurs activement la formation.

La souplesse rĂšgne

Autre clĂ© de la rĂ©ussite, la crĂ©ativitĂ©. Dans un secteur aussi Ă©volutif que les technologies Internet, elle est cruciale. Pour l'encourager, un dĂ©veloppeur trĂšs engagĂ© dans l'Open Source peut dĂ©dier 20% de son temps de travail Ă  des projets reposant sur ces solutions. Un principe que l'on retrouve chez Spotify. Cela lui permet d'ĂȘtre au fait des outils les plus rĂ©cents et d'ĂȘtre visible dans cette communautĂ© trĂšs en pointe tout en y promouvant le nom de la sociĂ©tĂ©. Bref, c'est le moyen de rĂ©percuter des Ă©lĂ©ments dernier cri au client. Et d'attirer des profils similaires.

Enfin, pour Ă©viter les rĂ©unions dĂ©voreuses de temps, les bonnes idĂ©es, les aides techniques, les problĂšmes Ă  rĂ©soudre sont mis en commun dans des communautĂ©s d'intĂ©rĂȘts internes (guildes), qui comptent autant de participants que de personnes intĂ©ressĂ©es. et qui durent tant que la discussion est alimentĂ©e. C'est une façon de trouver les rĂ©ponses au fil des besoins, qu'il s'agisse d'aborder un collaborateur en perte de vitesse ou un dĂ©mĂ©nagement. LĂ  aussi, la souplesse rĂšgne.

Comment se dessine l'avenir? «Nousvn'avons pas d'objectif de croissance ni de conquĂȘte Ă  l'Ă©tranger. Des clients nous sollicitent tous les jours et nous rĂ©agissons de maniĂšre trĂšs organique. Lorsque la question se pose, nous cherchons la meilleure solution. Et les efforts que nous fournissons pour le rester nous occupent suffisamment», conclut Gerhard Andrey.